Fin de vie et représentations culturelles

Introduction

La culture d’un Sujet fait partie intrinsèque de son développement identitaire. C’est dans l’interaction avec son groupe familial que l’enfant mature son développement. Les liens interactionnels, au centre de son évolution, sont inscrits dans les rites et les codes de la société qui le voit naître.

En fait, les rites, les gestes, les pensées et les représentations rattachés à la culture que le sujet habite le contiennent et le protègent. La culture offre la capacité de se représenter le monde de manière organisée et d’introjecter une vision rassurante et contenante de son environnement. La redondance entre le cadre extérieur culturel et la progression psycho-dynamique, dans un mouvement interactionnel permanent construit « l’être de culture » et inscrit cette dynamique dans le sentiment de soi comme identité intrapsychique.

Pour faire naître un petit d’homme, il ne suffit pas de la rencontre entre deux gamètes car « tout enfant humain est fabriqué au confluent d’une union biologique et d’une alliance culturelle renouvelée à chaque génération » Tobie Nathan in L’influence qui guérit

Fort de ce postulat de base, il nous faut comprendre certains rites et coutumes qui animent les groupes, dans la construction des êtres humains – codes parfois si lointains de nos représentations occidentales – et appréhender ces mondes interactionnels au regard des hospitalisations de ces petits enfants issus de familles migrantes.

Nous verrons combien l’expérience douloureuse de la maladie confronte les parents et soignants à des tentatives de réajustement et de dialogue entre les différentes pensées.

 

Quelques repères généraux :

  • Naissance et éducation en Afrique Noire

Le groupe d’appartenance a une importance considérable tant dans l’Afrique Sub-saharienne que dans l’Afrique centrale. Quelque soit la culture, voire la religion des parents, l’enfant est d’abord rattaché à son lignage avant que d’être  fils de…  Ces lignages sont souvent patrilinéaires mais dans certaines de ces régions, il existe des matrilinéarités. Quoi qu’il en soi, dans les deux cas, l’enfant n’appartient pas simplement à son père et à sa mère  et l’oncle paternel ou maternel est le garant de son évolution. Il devient le représentant de la bonne marche éducationnelle et du devenir de l’enfant. Les parents sont alors soumis à des règles strictes de leur groupe d’appartenance pour tout ce qui concerne leur enfant : décision, avenir, évolution et héritages tant financiers que moraux. La place dans le lignage et dans la fratrie est aussi une donnée significative dans la vie de l’individu. Pour tous les enfants, des prénoms de naissance peuvent être donnés grâce à cette place mais aussi par techniques divinatoires (rêves) ou évènementiel – pour un enfant né en siège, par exemple, il pourra être nommé, celui qui est né debout, ce qui le conformera dans un statut spécifique – Tout nourrisson est affilié au lignage au 7ème ou 8ème jour de naissance par un rite de passage et de présentation à la famille, comme tout enfant est habité par un ancêtre dont il portera toute sa vie les qualités mais aussi les nécessité de devoirs envers lui.

La protection est une obligation émergeant dès l’embryogénèse. La mère se confronte à des rites de protection pendant sa grossesse. Le fœtus n’est pas nommé, la mère ne parle pas de cette grossesse, les personnes qui la côtoient ne doivent pas évoquer son état. Le fait de perdre un enfant  « pas encore né »  supposera un discours tel que « il a décidé de repartir » Lorsqu’une femme fait une série de fausses couches, il n’est pas rare d’entendre cette affirmation : « c’est le même qui part et qui revient » Dans certaines ethnies, il existe des rites complexes pour « gagner un enfant qui survive » Dans l’absolu, ces enfants ne sont jamais pleurés car le groupe considère qu’ils sont venus dire quelque chose ou réclamer un dû. Les rites de communication et de réparation, après la perte de l’enfant, auront pour fonction  de s’acquitter de la dette et d’effacer la mésalliance. La naissance d’un enfant est toujours rattachée à une négociation avec les mondes invisibles, les entités, les morts.

Pendant le premier mois de vie, l’enfant est protégé du regard des étrangers. Le corps à corps est valorisé, tant pour le développement affectif que pour éviter les attaques sorcières de toutes sortes. Des objets en portage sont fixés sur le corps de l’enfant (cordelettes, bracelets) et des rites sont pratiqués durant les toilettes et le maternage (produits et prières) Les femmes du groupe sont garantes de ces techniques de protection dans une configuration qui exclue les hommes. La naissance et les premiers mois de vie sont affaire de femmes. La mère n’est jamais laissée seule avec ses émotions et ses devoirs. Elle est entourée afin qu’elle puisse prendre en charge son enfant. Pour le nourrisson et l’enfant qui ne sait pas encore marcher, il sera pratiqué des portages au dos et des soins au corps selon l’âge (massages, étirements) Ces techniques ont pour fonction d’aider au développement psychomoteur de l’enfant mais aussi de le protéger des entités.

Très tôt, l’enfant apprend la hiérarchie  lorsqu’il nomme les adultes qui l’entourent. Il peut appeler « maman » toutes les mères potentielles et « oncles et tantes » des personnes qui ne le sont pas d’un point de vue génétique. Il sait répondre à tous les noms qui lui ont été attribués à la naissance certains d’entre-deux étant « cachés » car significatifs dans l’existence de l’enfant. Il apprendra très tôt qu’il ne faut pas regarder dans les yeux car cela est impoli. La langue maternelle – celle de l’intérieur du groupe d’appartenance- sera son seul apport conceptuel linguistique. Il habite donc une langue comme on habite une culture. En grandissant, il sera confronté aux pratiques et conceptions de son groupe d’âge et de son sexe. Il nommera chaque adulte par sa fonction et son rôle. Devant les parents et les membres du lignage, l’enfant ou l’adolescent ne peut prendre la parole sans y être invité. Les parents ne sont pas dans l’explication des normes de vie mais dans un concept de visualisation des modèles. Les grands-parents ont des rôles d’écoute et de paroles envers les enfants. Ils sont souvent les adultes vers lesquels les enfants et adolescents peuvent se tourner pour des explications. Certaines tantes et oncles ont aussi cette place. Les enfants de la fratrie plus âgés s’occupent souvent des plus jeunes.

  • Naissance et éducation au Maghreb

Bien que l’acculturation soit massive dans les populations issues du Maghreb, les représentations ancestrales autour de la naissance et de la relation à l’enfant sont encore très visibles dans les familles.

La grossesse et la naissance sont des temps très soignés. La mère doit pouvoir protéger cet enfant qui va naître avec des rituels spécifiques à son groupe d’appartenance. L’enfant n’est pas exposé aux regards du monde. Il existe encore, dans certaines régions, la nécessité de ne pas montrer l’enfant avant le 40ème  jour. Le 7ème jour est celui de la naissance sociale. La famille se réunie pour accomplir un ensemble de rites de bienvenue et de protections. Les hommes pratiquent des prières et des bénédictions. Les cadeaux sont donnés à la mère. La religion musulmane permet aussi d’introduire l’enfant dans le monde des vivants par un rite religieux. La mère est entourée par le groupe des femmes. Il faut appeler la Baraka sur le nourrisson. Il est interdit de gratifier l’enfant, en formulant qu’il est très beau par exemple. Les femmes pratiquent des rituels de prières pour conjurer les mauvaises pensées ou les paroles interdites qui apporteraient le mauvais œil. La vulnérabilité de l’état de nourrisson et de sa mère mais aussi d’enfant en bas âge est un concept actif qui donne sens à ces pratiques spécifiques. Un proverbe marocain formule que la tombe d’une femme parturiente est ouverte durant 40 jours.

L’enfant est un être fragile qu’il faut protéger par des rituels et des actes fonctionnels mais aussi un être envoyé de Dieu. Il est une bénédiction pour la famille. Toute l’attention est tournée vers lui. Avant ses 7 ans, il est hadjj, c’est-à-dire saint et n’ayant pas eu d’occasion de pécher. Il est accompagné dans son développement mais souvent, n’étant pas en âge de comprendre, il n’est pas ou peu grondé. Sa place dans la fratrie est importante. Cela aura une répercussion sur son rôle d’ainé, de cadet pour la suite de sa vie et de ses responsabilités dans le sein familial. Le lignage est patrilinéaire. La venue d’un garçon est recommandée pour le nom et la filiation mais la fille est fortement attendue. Dans la culture maghrébine, la religion musulmane fait partie intrinsèque de l’identité de l’individu. On nait musulman et ce, par le père. Il n’est pas rare de voir surgir pourtant des pratiques anté-religieuses, très traditionnelles, dans le quotidien de la vie. Pour couper les cauchemars, des grand-mères posent des couteaux sous l’oreiller des enfants. Pour les protéger, des mères font fabriquer des objets par les Taleb (religieux coraniques) Ce sont souvent des écritures de versets du Coran qui doivent être portées. Des mains de Fatma ou l’œil sont aussi des objets communs de protection. L’enfant est toujours dans le groupe familial. Il apprend par les échanges avec tous les membres du groupe. Le fait d’avoir un enfant handicapé est vécu comme une épreuve de Dieu et ne doit pas être refusé. L’enfant handicapé ou malade est accompagné et choyé. Le rôle des femmes et des hommes a beaucoup changé ces dernières décennies. Il n’est pas rare de voir les pères s’occuper des enfants en bas-âge. Ce qui reste permanent dans ces cultures est la volonté de transmettre le respect des ainés et des parents.

  • Hospitalisations et concepts culturels en migration : accommodations d’acculturation pour les familles issues de l’Afrique Noire

Pour les nourrissons, lors des hospitalisations, les rites de naissance ne peuvent être pratiqués. Il faut donc attendre que l’enfant sorte de l’hôpital. De plus, en immigration, les groupes familiaux ne sont pas présents. Souvent, lors des hospitalisations, les parents prennent contact avec les membres du lignage au pays afin de leurs donner la possibilité d’exprimer les codes et concepts culturels dans cette situation spécifique. Les décisions médicales qui sont discutées avec eux sont expliquées au groupe absent mais très présent dans le parcours. Souvent, les parents viennent à l’hôpital avec leurs frères ou sœurs – de fait, souvent les cousins du lignage – pour que les informations soient transmises à la famille et qu’eux-mêmes ne soient pas « accusés » de ne pas faire les liens ou de transgresser les règles du groupe. Les mères sont présentes au chevet mais montrent quelques fois peu de contact verbal et comportemental avec le nourrisson. En fait, ce bébé pas encore « né au groupe » pas nommé encore, doit avoir toute leur attention même si elles ne connaissent pas encore son identité ancestrale. Chaque africain est habité par un ancêtre dont il faut connaitre les qualités et les désirs. Les rites de naissance font partis de la négociation entre l’entité ancestrale et le groupe familial. Les mères des nourrissons hospitalisés sont présentes pour la protection mais ne sont pas toujours actives. Le groupe d’appartenance propose des paroles qui font sens culturel dans le contexte de l’hospitalisation. Il est judicieux de permettre aux mamans de pratiquer quelques massages à l’huile ou au beurre de karité. Ces mères attendent que les professionnels leurs induisent cette dynamique qui remet de l’ordre naturel dans le désordre de la maladie.

Des manifestations dépressives peuvent surgissent souvent devant la technicité ou les pronostics. Ces symptômes sont difficiles à repérer car exprimés par des comportements de mal-être codés culturellement –  les manifestations d’étiologies traditionnelles telles que la sorcellerie ou la recherche d’une faute ou encore de gestes médicaux qui effraient, peuvent être les causes intégrés par les parents, dans le cas d’un enfant qui ne s’alimente plus par exemple.

L’expérience ethno-clinique montre que parfois, passage du curatif au palliatif est très complexifié par les représentations autour de ces étiologies traditionnelles et culturelles. Certaines ethnies africaines expriment formellement qu’il est interdit de dire à des parents que leur enfant va mourir. D’autres ethnies entourent massivement l’enfant pour éviter les transgressions culturelles lors de cette annonce. Le moment du décès peut aussi être l’enjeu de représentations culturelles dont l’altérité surprend les soignants. Dans de nombreux groupes de l’Afrique de l’Ouest musulmane tels que les bambara, les wolof, les soninké du Mali et du Sénégal, la mère ne peut pas prendre son enfant dans les bras au moment de l’agonie. C’est le groupe des hommes ou des femmes plus âgés de la famille qui ont ce rôle. Il peut arriver que les mères ne soient pas dans la chambre mais dans le salon des parents lors de ce décès. Il serait dangereux qu’elles assistent à la mort car elles pourraient « retenir » l’âme de l’enfant. L’enfant aurait alors envie de « téter le sein de sa mère » après la mort. Il reviendrait en rêve pour réclamer son dû et la mère pourrait « tomber malade » L’âme de l’enfant ne serait pas fixée dans le monde invisible et des membres du groupe familial pourrait aussi tomber malade.

Le fait que, quelques fois, certaines mères ne parlent pas la langue du pays d’accueil est une difficulté dans les transmissions sur l’évolution de la maladie. Souvent les maris et membres de la famille ne leur traduisent pas la totalité des informations. Cette donnée est totalement culturelle. Les mères sont toutefois bien au clair avec ce qui se passe dans la majorité des cas. Elles parlent avec les équipes paramédicales seules mais n’expriment pas toujours les réactions qui sont attendues. Les soignants les trouvent souvent passives. Les pères sont dans le dialogue avec les médecins. Ils veulent savoir les tenants et aboutissants de la prise en charge. Toutefois, il faut trouver les mots adaptés à la représentation culturelle pour l’annonce de fin de vie. Lorsque la situation clinique de l’enfant se dégrade, il n’est pas rare de voir le père accompagné d’un membre de son groupe pour rencontrer les médecins. Des objets traditionnels et thérapeutiques sont envoyés du pays. Ils sont souvent déposés dans les lits des enfants malades.  Le groupe d’appartenance est alors actif par ces objets, dans cette prise en charge. Les rites de deuil sont plus faciles si les objets et les gestes ont pu être faits à l’hôpital.

  • Hospitalisations et concepts culturels en migration : accommodations d’acculturation pour les familles issues du Maghreb

Dans le cas de l’hospitalisation, les parents sont très présents tant physiquement que moralement. Ils entrent en contact avec les équipes régulièrement. Le suivi de la prise en charge demande à être discutée et élaborée. Le fait que l’enfant soit malade va entrainer une solidarité familiale importante. Il n’est pas rare de voir, au chevet de l’enfant, les membres du groupe qui se relaient. Plus l’enfant est petit, plus l’accompagnement familial est visible. L’enfant n’est jamais seul. Les préoccupations des mères touchent souvent à la sphère relationnelle mais aussi à l’alimentation et la douleur. En ce qui concerne ce dernier point, les mamans sont demandeuses de traitement afin que l’enfant n’ait jamais mal. Le poids de l’enfant est le lieu de discussion avec les équipes. Les parents apprennent très vite à repérer les mesures d’évaluation et à s’en servir. Les pères ont très souvent le rôle d’intermédiaires avec les médecins. Les deux parents sont présents lors des entretiens médicalisés. Dans ces cultures, l’expression de la souffrance de la mère est visible. Elle peut montrer cette souffrance par des pleurs et évoquer son ressenti aux membres de l’équipe. Les pères sont beaucoup moins expressifs mais posent toujours beaucoup de questions techniques. Le lien avec les équipes étant très investi, il est donc nécessaire de pouvoir évoquer les pronostics de manière claire. Au passage du curatif au palliatif, les parents insistent sur la nécessité de continuer les traitements ou demandent si aucun autre traitement curatif ne peut être proposé. Cela entraîne quelques fois des demandes de second avis médicaux. Le pronostic autour de la mort prochaine de l’enfant peut être l’enjeu d’un retour du refoulé religieux mais aussi, de rites ancestraux autour du sacré très visibles à l’hôpital. Il n’est pas rare de voir surgir, à ce moment précis, des petits corans enveloppés dans un plastique, ou des objets thérapeutiques maraboutiques. Qu’il s’agisse d’enfant en bas-âge ou d’adolescent, la règle culturelle est de ne pas parler avec eux de la fin de vie. Pour toute personne musulmane, la fin de vie doit être accompagnée mais le patient ne doit pas entendre des mots qui le soumettraient à une angoisse massive. La présence des membres de la famille est expressément exigée. Les mères sont accompagnées dans cette épreuve par les femmes du groupe. Au moment du décès, il a été repéré de nombreux comportements liés aux codes culturels des parents. L’Islam donne une orientation claire, celle de ne pas pleurer pour ne pas retenir l’âme du défunt, mais les rites culturels sont souvent dominants dans cette situation. De grandes manifestations de tristesse, pleurs, cris, expressions corporelles du déchirement se montrent à voir.  Le groupe familial est là pour canaliser ces comportements qui sont, pour la majeure partie, féminins. Les rites religieux sont accomplis avec beaucoup d’attention. La toilette mortuaire musulmane est très codifiée. Elle est pratiquée par des personnes qui ont ce rôle. Le musulman est enterré dans un linceul blanc sans vêtement, après avoir eu une toilette rituelle très complexe. Le fait de faire une toilette pour rendre le petit corps digne est nécessaire pour l’équipe soignante et permis par les parents. Il faut savoir discuter de cela avec la famille. Souvent un membre du lignage (frère ou père du papa) fait le lien entre l’équipe et les parents pour tout ce qui concerne l’organisation des rites mortuaires. Le groupe familial est massivement présent durant tout ce temps.

Pour ouvrir la discussion :

Dans le cadre de la prise en charge des patients issus de la migration, il est nécessaire de s’interroger sans cesse sur le sens que nous offrons aux familles. Ce qui peut nous paraître naturel, ce qui a été souvent pressenti comme aide psychologique ou d’accompagnement, n’est pas toujours en adéquation avec le cadre intériorisé vécu de ces êtres en souffrance. La question est de savoir, comment repérer ces données venues d’ailleurs et les faire entrer dans nos cadres de pensée ? Il s’agit, plus que d’une approche anthropologique, de s’ouvrir sur une relation transférentielle qui implique un partenariat. Les familles expriment facilement les sens si les questions autour de la culture leur sont posées. Les intégrer dans le processus de soin en laissant agir les objets thérapeutiques mais aussi les personnes du groupe donne accès à une prise en charge éthique.

 

Christine MANNONI

Dr en Psychologie – Ethno clinicienne