Résistances et mécanismes de défenses

L’exercice d’une équipe de soins palliatifs pédiatriques au sein d’un centre hospitalo-universitaire n’est pas toujours serein. Mais paradoxalement, les résistances et les difficultés ne proviennent pas toujours de là où on les attendait.

En effet, en France au moins, depuis la loi de réforme hospitalière de 1999 puis les réformes suivantes, les structures de soins palliatifs sont peu menacées par les directions hospitalières à l’occasion de restructurations ou de restrictions budgétaires. Dans ces textes, il est stipulé que chaque personne hospitalisée doit pouvoir bénéficier de l’accès à des soins palliatifs comme de la prise en charge de la douleur d’ailleurs. De plus, les procédures d’accréditation ont fortement promu ce type d’activité et rendent difficile leur remise en cause par une direction d’établissement hospitalier.

L’expérience révèle que les principales difficultés de fonctionnement  d’une structure de soins palliatifs pédiatriques au quotidien proviennent en fait plus des professionnels eux-mêmes que d’une restructuration, de contraction budgétaire ou d’un changement de la stratégie médicale d’établissement.

L’existence d’une équipe de soins palliatifs pédiatriques dans un centre hospitalier rappelle les limites de la puissance médicale et la relativité de l’humaine condition et ceci n’est pas sans aviver des réactions diverses et variées de la part de soignants.

Les soins palliatifs pédiatriques sont portés par une forte détermination humaniste et par un ancrage puissant dans une médecine du Réel [1].

Ce Réel  est celui de la condition humaine en général, de l’état physiologique (ou physiopathologique) de l’enfant ; il est aussi le réel de la médecine qui n’est au fond qu’un savoir bien partiel malgré ses performances et ses capacités à corriger certains « défects de la nature ».Après tout, la médecine est activité humaine, elle ne peut donc échapper aux limites ni de l’humain ni de la nature.

Il nous est rappelé que même dans nos sociétés hautement développées la mort existe aussi chez l’enfant et que nous vivons dans un monde médical avec des limites même si nous tentons constamment de les repousser par des avancées thérapeutiques nécessaires.

Face à ces réalités qui peuvent être vécues comme des mises en danger de la médicine elle-même, on peut repérer un certain nombre d’idées de comportements qui sont autant de mécanismes de défense avec lesquels nous devons composer.

Quels sont-ils ?

1 Cantonner les soins palliatifs à la fin de vie et ne faire appel à l’équipe de soins palliatifs qu’en dernière extrémité. 

Bien sûr chaque équipe est libre de son choix et c’est à elle de décider quand elle doit faire entrer dans la prise en charge d’un enfant l’équipe de soins palliatifs.

Les professionnels ont encore une assez grande méconnaissance de  la démarche palliative et de son intérêt pour le patient. Toutefois, beaucoup de professionnels continuent à assimiler soins palliatifs et fin de vie; ils ne savent pas qu’une démarche palliative précoce bien menée peut aussi se décliner de façon concomitante avec un projet de soins « curatif » dont la probabilité de réussite peut être renforcée par un meilleur contrôle des symptômes physiques, des souffrances psychiques, des incertitudes sociales et existentielles comme cela a été montré dans un article du NEJM [2].

Mais il faut savoir informer que si une équipe de soins palliatifs peut renforcer, aider, accompagner une équipe de soins lors de la mort prochaine d’un enfant, elle peut aussi apporter de l’aide avant. Les ressources de la médecine palliative pédiatrique ont besoin d’être connues par les équipes de soins. Les équipes de soins palliatifs doivent faire cet effort constant de formation et d’information, au quotidien dans leur exercice clinique auprès de leurs collègues toutes professions soignantes confondues.

2 Croire que confier un enfant à une équipe de soins palliatifs, est une lâcheté et une trahison de la part des soignants vis-à-vis de lui-même et sa famille.

Les équipes pédiatriques ont un sens aigu de leur responsabilité morale surtout dans le cas de maladie de longue durée ou chronique. Une des règles éthiques du soin en pédiatrie est  d’être là et d’assumer jusqu’au bout la relation de confiance entre l’enfant ses parents et les soignants.

C’est peut-être une des raisons qui font que l’on fait parfois appel très tardivement aux soins palliatifs.
Dans notre effort constant de pédagogie auprès des équipes, il est utile d’expliquer que l’on peut faire du soin palliatif par procuration et qu’une des règles d’or des équipes de soins palliatifs et d’être au service des soignants référents et non pas de prendre la place de ces référents.

3 Mon malade…

Nous savons que l’enfant n’appartient à personne et pas plus à  l’équipe de soins palliatifs qu’à quiconque.
L’enfant n’appartient qu’à lui-même, les parents se l’approprient parce que « quelque part » il vient d’eux mais la vie va les amener progressivement à la conscience que l’autre est un autre-en-soi, un autre que soi-même à la fois si semblable et si autre. En permettant à l’enfant d’exister dans sa subjectivité et donc dans sa dignité, on lui permet d’éviter d’être comme réifié, dépossédé de tout espace personnel. C’est en reconnaissant l’enfant en tant que personne que l’on peut permettre aux parents d’occuper leur place à part entière.

La position occupée par des pédiatres paternalistes qui sont dans l’émotion solitaire plutôt que dans la réflexion distanciée sur ce qu’ils font et ce qu’ils imposent aux enfants et à leurs familles est souvent délétère et parfois même nocive pour l’enfant, pour ses parents et pour la relation soignante.

Quand trop de nos émotions, nos ressentis, nos projections et nos interprétations envahissent une part du champ de la raison, le travail de maturation de ce que pourrait être le fameux souci d’un « Care », d’une présence humaine, discrète, non intrusive disparaît. L’insuffisance de réflexion distanciée de la part des pédiatres sur ce qu’ils font et ce qu’ils imposent aux enfants et à leurs familles peut être délétère et parfois même nocive pour l’enfant, pour ses parents et pour la relation soignante.

Il faut amener en douceur et en délicatesse les uns et les autres à réfléchir là-dessus, à s’autoriser à se penser soi-même, dans son rôle, si possible avec des soupçons d’objectivité, de rationalité même. Que dit-on de nous, de l’autre, de l’homme en général, de l’enfant en particulier quand on s’introduit aussi avant dans son intime.

4 Les soins palliatifs : tout le monde sait faire. 

Une conception courante est de penser que faire des soins palliatifs consiste à poursuivre ce qui est fait habituellement en en soustrayant les traitements qui génèrent le plus d’inconfort, qu’ils soient à visée curative ou qu’il s’agisse d’actes « invasifs ».

Cette équation  « Soins palliatifs = (soins habituels) – (traitements curatifs) » n’est pas juste. La majorité des soignants n’a jamais eu d’enseignement théorique et clinique en médecine palliative et sur l’approche de la mort. Très peu savent à quel point, la démarche palliative peut être active, inventive et adaptable au sujet lui-même. La médecine palliative moderne n’a rien d’une posture compassionnelle passive et contemplative. C’est une médecine différente qui est en train de se bâtir avec ses méthodes et ses techniques. Ce site en est le témoin.

Trop souvent encore, nous assistons à des situations de mise en difficulté voire de souffrance des équipes quand les médecins se retirent parce que le programme de traitement curatif n’est plus possible…et que des soignants –souvent jeunes- restent seuls.

Ou bien au contraire quand le médecin s’obstine à vouloir trouver une solution curative car il reste une probabilité bien « peu probable » de réussite et oublie que vivre ne se résume pas au seul temps de vie mais appelle aussi impérativement au sens de celle-ci, et donc à la capacité à dire, à signifier quelque chose de soi fusse de façon « primaire » ou limitée ». Cela bien au-delà du sens que les autres ont capacité à percevoir ou signifier le soi de cet autre que je vois.

5 Croire que le palliatif s’oppose au curatif. 

L’obsession de vouloir séparer le curatif  du palliatif ne repose pas sur la réalité clinique qui est plus complexe, plus délicate aussi. Le « curatif » et le « palliatif » peuvent coexister, se succéder, alterner. Il peut y avoir des moments palliatifs et un retour au curatif. En fait il n’y a qu’une médecine, une médecine soignante au sens qui prend soin du sujet, seule sa visée peut varier en toute rationalité et sans foi excessive en une science toute puissante. La visée peut être curative autant que faire se peut, palliative en toute circonstance et parfois les deux.

C’est pourquoi il faut beaucoup de souplesse dans nos manières de penser ensemble les situations. Et pour cela, il n’y a qu’une seule solution : se connaître entre équipes, une seule méthode : parler et échanger nos pensées pour éviter des passages à l’acte intempestif inappropriés et toujours délétères.

6 La médecine palliative s’opposerait au progrès médical et il y a peu de place à une telle médecine dans des services de « pointe ». 

Pour tenter des traitements innovants, pour proposer des chirurgies audacieuses, il faut que jamais au grand jamais la bienfaisance ne soit oubliée et que le bien-être de l’enfant soit sacrifié à une chance possible de vie. La médecine palliative peut aider à conduire la réflexion éthique et permettre justement encore plus d’audaces thérapeutiques quand on sait que le bien ne sera pas sacrifié à la science et que les inconforts générés par cette possible audace thérapeutique pourront être contrôlés ou atténués.

7 Les termes « soins palliatifs » font peur aux parents…

C’est vrai et faux à la fois. Le mot palliatif est bien vite compris par les parents comme signifiant qu’ils sont invités à faire le deuil de la guérison de leur enfant. Mais c’est bien souvent eux qui le prononcent avant les médecins ; ils énoncent ainsi qu’ils ne veulent pas que des violences soient faites à leur enfant quand l’espoir raisonnable de mieux-être pour lui n’est plus.

Les parents sont parfois bien plus raisonnables et éthiques que des médecins. L’angélisme de la vision que les pratiques médicales sont toujours bienfaisantes mérite d’être passé au crible d’une analyse critique rigoureuse. C’est ainsi que nous pourrons continuer à faire de la bonne médecine et que peuvent s’enraciner toutes les audaces thérapeutiques d’aujourd’hui et de demain.

La solution est simple et complexe à la fois.

Toujours garder un regard  vers l’extérieur, le réel de la situation et aussi un regard tourné vers l’intérieur de soi-même.
Cette posture éthique et psychologique est un exercice difficile mais ô, combien aidante pour permettre que prendre soin reste toujours enraciné dans notre humanité.

Pierre Canouï, Philippe Hubert et Marcel-Louis Viallard

Hôpital Universitaire Necker Enfants Malades, Paris

 

 


[1] Le terme médecine du réel est empruntée à Ginette Rambault
[2] sur l’intérêt d’une démarche palliative précoce intégrée avec la démarche curative en oncologie